you better shape up ... [R]

Elle était convaincue qu’elle avait fait une bonne affaire. Il était 9 heures 57 du matin et son nouvel employé se tenait face à elle. Il avait du mal à comprendre ce qu’elle lui avait fait assimiler depuis son arrivée dans les locaux de l’entreprise une petite heure plus tôt. Elle ne le lui reprochait pas, bien au contraire. Il y avait de quoi en perdre l’esprit. Toutes ses croyances, toutes ses convictions s’effondraient. Des géants aux pieds d’albâtre. Elle lui avait fait voir le petit film explicatif et surtout lui donnant toutes les règles de la sécurité inhérent au métier qui allait être le sien désormais. De la plus basique à la plus inattendue. Elle voyait dans son regard qu’il s’accrochait mais que parfois, il semblait perdre pied. Alors elle lui souriait de manière convaincante et faisait un hochement de tête rassurant. Il y arriverait. Elle avait elle-même était le chercher sur son lit d’hôpital et pour que la patronne se déplace en personne, c’est qu’il y avait du potentiel. Il était originaire de Seattle, enfin, c’était là qu’il était mort. L’amour de la belle doctoresse n’avait pu le sauver et malgré tous les efforts de l’équipe médicale, le cœur avait lâché. Le cœur lâchait toujours. La partie la plus faible des êtres humains. La plus facilement atteignable. Elle en savait foutrement quelque chose : elle était faite pour l’atteindre et le briser. Il s’appelait Denny et il avait été choisi par Eris pour semer la zizanie dans les couples et les esprits. L’amour ne lui avait apporté rien de bon. Il l’avait connu trop tard et son départ fatidique n’avait fait qu’enfoncer le clou dans cette douleur innommable. Elle avait mis du temps à lui ouvrir les yeux. Il ne pensait qu’à une chose : rejoindre sa tendre et douce aimée. Mais ce n’était pas possible. Elle ne le reconnaîtrait pas. Et ce même s’il n’avait pas changé d’un poil de barbe mal rasée. Il était resté le même mais les yeux des vivants ne pouvaient croire ce qui se déroulait devant leurs yeux. Ils ne pouvaient pas voir que l’amour et la haine n’émanaient pas d’eux directement. Pas un seul instant, ils ne pouvaient imaginer que ces sentiments soient insufflés par un autre. Alors de voir le fantôme de l’être aimé respirer et marcher à leur côté …

« Alors ? » lui demanda la dirigeante de Discordia une fois qu’elle eut terminé son exposé.
« Alors vous voulez m’engager comme agent de … »
« La discorde, oui. »
« Pourquoi ? »
« Pourquoi pas ? »
« Pourquoi moi ? »
« Parce que je décèle en toi un grand potentiel. Je sens cette colère en toi, cette rage contre ce sentiment puéril de l’amour qui t’a fait plus encore souffrir au moment de passer de vie à trépas. Je sais que tu feras un merveilleux agent au sein de notre entreprise. »
« Cette histoire est totalement dingue. »
« Je t’offre une seconde chance, Denny. Ne la laisse pas filer. »

Il garda le silence quelques instants et plongea son regard dans celui azur de celle qui allait devenir son employeur et elle remarqua l’éclat nouveau dans ses yeux obscurs. Nul besoin de mot, elle était une assez vieille roublarde pour deviner les sentiments de ceux qui l’entouraient. C’était son métier. Elle se redressa satisfaite en le voyant hocher positivement la tête. Et un nouvel agent de choix de recruté. Elle savait qu’Eros avait été sur le coup également. Mais il était sien désormais. Et il n’y avait rien à craindre de l’âme sœur de Denny : elle était toujours vivante donc ne pourrait interférer sur les actions de l’agent de la discorde. Pas comme Tristan et Iseult. Ou Alexander et Marie. Son regard se posa sur Cleopatra et un sourire se dessina sur son visage. Son couple avait survécu mais elle était toujours aussi suffisante. Eros avait eut être Narcisse mais elle avait bien pire.

« Passons à la phase test dans ce cas. »


Quelques heures plus tard,

« Vas-y montre moi ce dont tu es capable. »

Elle donna un léger coup dans le dos massif de son nouvel agent pour le faire rentrer dans le [N]umbers. Ce soir, il y avait un groupe qui se produisait et elle lui avait confié la mission de réduire à néant leur rêve de gloire. Il était composé d’un couple dedans. Cela serait facile. Mais étant donné qu’il n’était qu’un agent depuis ce matin et n’ayant pas le siècle d’existence, il lui était interdit de s’immiscer dans les esprits. Il allait devoir faire preuve d’imagination. Du piquant et du drame, c’était tout ce qu’elle avait exigé de sa part. Il lui jeta un coup d’œil, comme pour avoir son approbation et elle le lui donna en lui faisant un grand sourire encourageant. Une fois qu’il eut disparu dans la foule, elle se détourna pour s’approcher du bar et commander un sex on the beach. La soirée promettait d’être intéressante…

Et Denny avait été au-delà de ses espérances. Elle était hilare devant la scène de ménage qui avait lieu sur scène tandis que son agent revenait à ses côtés. Elle se retourna vers lui et présenta le whisky qu’elle lui avait commandé en son absence. Ils trinquèrent tandis qu’elle lui souhaitait officiellement la bienvenue dans son agence. Il était engagé. Elle était réellement ravie. Fière de sa nouvelle acquisition, elle ne prêta guère attention aux apprentis-chanteurs qui défilaient sur scène. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux ne vienne l’attraper par la main et l’obliger à monter sur scène. Elle lui jeta un regard interloqué et eut juste le temps de poser le verre sur le comptoir sous le regard amusé de Denny. Il profitait de la vue et pensait surement qu’il allait pouvoir bénéficier d’une histoire croustillante à raconter le lendemain à ses nouveaux collègues de travail. C’était mal connaître la jeune femme.

« Tu veux me faire chanter ça ?! » grimaça-t-elle en découvrant le titre de la chanson à venir. Dieu qu’elle détestait cette comédie musicale. Une pure production Aeternam dans toute sa splendeur. Un fantasme d’une réalité qui n’arrivait jamais. Elle poussa un profond soupir avant de poser son regard sur son partenaire de chanson. Clayton Wright-Hill, 22 ans, étudiant en sociologie – sur le papier du moins –, déception de son père qui le sera encore davantage lorsqu’il découvrira les véritables tendances de son fils qu’il persistait à nier malgré l’évidence, un excellent élément qui faisait la joie de Discordia, collectionnant les amants et fuyant l’amour malgré le fait que ce dernier le poursuivait. Mais inlassablement, ce dernier avait toujours trois longueurs de retard sur lui. Qui était chargé de lui dans son agence ? Etait-ce Alexandre ou Arthur ? Elle ne se souvenait plus.

got chills, they're multiplyin', and I'm losin' control
Cause the power you're supplyin', it's electrifyin'

Elle poussa un profond soupir et se fit violence avant d’entrer dans le jeu, ne faisant pas les choses à moitié et réalisant un spectacle avec la complicité de Clayton que les personnes présentes dans ce bar allaient se souvenir jusqu’à la fin de leur existence, le sourire aux lèvres. Ce qui n’était pas inscrit dans son fichier, c’était que Clay avait un très joli filer de voix, particulier et agréable qui collait à merveille avec le timbre grave d’Eris. La magie opérait et comme d’habitude, elle s’éclatait sur scène. Ce n’était pas la première fois qu’elle participait au karaoké mais la première fois qu’elle s’amusait autant. Elle était sincèrement ravie que ce jeune homme soit dans les petits papiers de son agence. Elle avait hâte qu’il meurt : elle était persuadée qu’il ferait un excellent agent. Oh, et puis pourquoi attendre son décès ? La fin de la chanson arriva rapidement et il y eut un tonnerre d’applaudissement et de sifflets dans la salle. Il faut dire que leurs oreilles avaient été tellement mises à rude épreuve auparavant que le duo des jeunes gens avait dû leur sembler avoir un avant goût de paradis.

« Eris. » se présenta-t-elle au jeune homme blond tandis qu’ils laissaient la place à d’autres intervenants. Elle faisait semblant d’attendre qu’il feigne de se présenter. Elle connaissait déjà tout de lui mais après tout, elle n’était pas sensé savoir où il avait passé la nuit dernière ni ce qu’il avait fait l’âge de ses 8 ans à ce pauvre petit Michael qui ne s’en remettait toujours pas une décennie après. « La prochaine fois, choisis une chanson moins mièvre. Ca me file de l’urticaire. »

Une poignée de main pouvait révéler la personnalité de celui qui la faisait. Elle révélait tant de chose. La nervosité résidait dans l’humidité de la paume. La poigne ferme révélait un caractère bien trempé. La rugosité dévoilait une promptitude à aller au devant des choses. « Clay. » Celle de Clay ouvrait des perspectives pour le moins intéressantes. Au plus grand bénéfice de la jeune femme. « Enchantée de pouvoir mettre un nom sur le digne héritier de ce cher Travolta. » Sourire enjôleur de circonstance. Ca ne servait à rien, elle le savait pertinemment étant donné qu’elle était parfaitement au courant de ces penchants. Mais cela faisait des siècles qu’elle avait enfin compris comment fonctionnait le monde. Et en tirant la tronche, on n’obtenait pas toujours satisfaction. Pas toujours seulement. Elle fit signe au barman de lui en remettre une couche et se tourna vers son preneur d’otage musical. Grand blond dégingandé, ses yeux bleus pétillaient d’une malice qui faisait plaisir à voir et qui dénotaient clairement sa perpétuelle joie de vivre et son ambition dévorante de croquer à pleine dent les multiples plaisirs de l’existence. Il n’était pas un canon de beauté dans le sens grec, l’éphèbe qu’elle a toujours connu. A ce temps là, il aurait été le second, l’amant des grands hommes qui leur laissait la gloire et se contentait de leurs caresses et de leurs enseignements précieux. Mais aujourd’hui, cela aurait été différent. Aujourd’hui, il illuminait dans la lumière et laissait les autres se morfondre dans l’ombre. Aujourd’hui, il prenait acte de son propre rayonnement et en usait en toute conscience.

Elle observa sa pomme d’Adam monter et descendre au rythme de sa boisson avant de se tourner vers son verre posé fraîchement devant elle et l’écouta d’une oreille des plus attentives. « Pourtant, je suis sûr que l'urticaire ça te va particulièrement bien. Mais j'avoue pour la chanson, mais je dois défendre mon goût prononcé pour la musique: je n'ai pas été plus enchanté en voyant que j'allais chanter ces notes mélodieuses. » Arthur - ou Alexandre, elle ne se souvenait toujours pas - avait réellement fait un excellent travail avec Clayton. Elle était fière de sa recrue. La frivolité avait du bon comme jamais. Elle lui jeta un regard complice, montrant par là qu’elle était plutôt ravie de découvrir quelqu’un partager son opinion sur cette sauce hollywoodienne sentant l’eau de rose bon marché. « Un peu de Smith, un peu de Cure et beaucoup de Doors, tu ferais de moi une femme comblée. » Pour cause, elle s’était dissimulé derrière chacun d’entre eux. Elle devait bien l’avouer : son péché mignon résidait dans le milieu du rock. Mais le vrai rock, celui du sex, drugs and rock’n’roll. Elle collectionnait les disques d’or de ses protégés comme on collectionnait des trophées de chasse. Clayton Wight-Hill allait-il être la nouvelle tête d’élan de sa collection ? Au vu des regards qu’il lançait avec Ulysse et la chaise vide à ses côtés, une autre perspective s’ouvrait. « Tu fais quoi dans la vie, petite Eris? Finance? Secrétaire? Étudiante? Psychologue? Chanteuse? Danseuse? Mannequin? PDG d'une grosse compagnie? »

Elle tourna la petite paille rouge dans son verre et répondit tout simplement en plantant ses grands yeux bleus dans ceux attentifs de Clay : « Déesse. Si je te disais que mon métier était de faire en sorte que des couples se rencontrent et vivent heureux dans une maison en sucre, que dirais-tu ? » Elle attendit sa réponse avant de secouer doucement et négativement la tête. Elle aimait jouer avec le feu. Contrairement à Eros, elle avait la sale manie de tendre des perches vers les mortels pour qu’ils ouvrent les yeux sur l’autre réalité. Mais ces derniers n’avaient pas conscience de ce qui se trouvait sous leur propre regard surpris. Ils étaient trop enfermés. Trop nombrilistes pour croire à l’extraordinaire. Et si jamais ils se laissaient tentés, c’était les extra-terrestres qui les récupéraient. « Je dirige une boîte de matériel de bureau. » déclara-t-elle finalement. Continuer de mentir, de se travestir, contrairement à certains de ces agents, elle adorait ça. C’était un jeu, un rôle de plus à jouer. Le diable ne passait-il pas son temps à ça ? Il n’y avait pas de raison que ce soit toujours les mêmes qui s’amusent.

Elle attrapa son verre et en but une longue gorgée et laissa l’élixir sorti tout droit d’un des sbires de Dyonisos faire son effet. Aussi divine soit-elle, elle n’avait pas un seuil de tolérance à l’alcool très élevé. Encore deux ou trois verres du même accabit et elle se mettrait debout sur le bar et tenterait de pisse rpar la fenêtre en sifflant la mélodie du bonheur. Elle le reposa et installa sa tête sur sa main, accoudée au bar et observant avec des yeux de lynx son interlocteur. « Mais on ne va pas parler boulot, j’espère ? » La réponse coulait de sens. « Si on allait droit au but, sans mauvais esprit mal placé, jeune homme. » Elle lui sourit malicieusement. « Parce que j’imagine que tes études ou ton travail chez le tailleur du coin ne valent pas la peine d’être évoqué dans un bar à une heure du matin ? » Moyen subtil de lui faire cracher le morceau.

« Ah, et j’oubliais Darwin Wellington. Non ? En tout cas, une bonne occasion de lever nos verres à cette entente musicale que je n’aurais jamais imaginé trouver dans un karaoké. » poursuivit-elle en levant son verre et en trinquant avec Clayton. Ce n’était véritablement une mauvaise idée d’être venue ce soir. La vie humaine et mortelle pouvait parfois révéler des surprises, de bonnes surprises. En principe, elle n’aurait jamais eu l’occasion de croiser le sémillant étudiant. Ils ne fréquentaient pas les mêmes cercles. Enfin pas les mêmes niveaux de cercles, pensa-t-elle tandis que son regard coulait discrètement vers la scène. Elle ne parlait pas évidement pas de l’université – à quoi bon y mettre les pieds lorsqu’on était aussi vieille que cette bonne vieille Terre et qu’on avait provoqué tous les évènements majeurs qui l’avait secoué – mais plutôt du milieu musical. Les musiciens, les rockers étaient son péché mignon depuis l’avènement de l’opium. Ils étaient si facilement manipulable et le mythe qu’elle avait fini par créer autour d’eux les faisaient ressembler à des papillons de nuit, une lumière malingre sur laquelle venir se brûler les ailes étaient le nec plus ultra.

« Je répondrais que c'est nul comme job. Et que j'espère que tu t'occupes de ta propre vie amoureuse. S'occuper de celle des autres ça doit être ennuyeux. Mais je ne dirais pas non à la maison en sucre. » Eris ne put s’empêcher d’éclater de rire face à la position du jeune homme sur l’entreprise adverse et ce qu’elle déversait dans le monde contemporain depuis des siècles. Les yeux pétillants de malice, elle grimaça légèrement avant de faire un signe de tête vers le groupe qui avait fait esclandre sur scène quelques instants plus tôt. « D’autant que toi et tes amis m’auraient donné du fil à retordre ce soir. Tu as raison : faire rompre les gens et semer la zizanie est bien plus drôle. Je vais me reconvertir. » Elle lui fit un clin d’œil amusé avant de continuer à boire sa liqueur, son sourire s’approfondissant devant l’expression qu’arborait Clayton face à la déclaration de son soi-disant métier. C’était toujours très amusant pour elle de clamer haut et fort qu’elle dirigeait une boîte de matériel bureautique. Les gens avaient toujours cette réaction de dégoût et d’ennui profond à l’idée de travailler dans ce genre d’endroit. Si seulement ils savaient … « Tu n’as pas à me plaindre. Clark Kent a le Daily Planet, j’ai Discordia Corporation. » ponctua-t-elle d’un clin d’œil amusé. « Mais j’évite les collants bleus et le slip kangourou rouge. »

« Allez, viens petite Eris. J'vais te présenter à mes potes. T'as l'air parfaite pour mon ami Ulysse. Il vient de se faire laisser par sa petite amie. » « Vraiment ? Je n’avais pas remarqué. » Elle se laissa portée par le jeune homme jusqu’à la table de ses camarades qui levèrent un regard amorphe sur elle. Devait-elle s’excuser auprès d’ Ulysse ? Que c’était à cause de Denny, son nouveau protégé qu’il s’était fait largué en direct devant un bar comble et médusé ? Non, ce n’était pas son genre de s’excuser. Et c’était tellement bon de voir les cœurs tout mous de ces mortels souffrir un peu. Se rendre compte de la cruauté viscérale de la vie. « Yo les filles. Je vous présente la jolie Eris à la voix mélodieuse. Eris, ça c'est Ulysse-le-tout-nouveau-célibataire et ici il y a Jordan-l'homme-aux-cheveux-de-braise.» « Enchantée. » les salua-t-elle en s’installant à leur côté. Elle échangea un regard avec Clayton tandis qu’elle prenait place aux côtés du récent esseulé.

Elle n’attendit pas que le serveur revienne avec les commandes de Clay pour entamer la conversation. Elle avait le contact facile et avait considérablement amélioré sa vie sociale depuis l’Antiquité, c’était le moins que l’on puisse dire. « Alors ? Qu’est-ce qui amène de beaux et jeunes hommes dans un bar à karaoké seuls ? Sans de jolies jeunes filles de leur âge aux bras ? » Elle posa sa tête sur sa main, observant leur réaction avant de rajouter en se penchant un peu plus vers Ulysse. « Enfin, je parle pour ceux qui ne viennent pas de se faire plaqué lamentablement devant tout le monde. » Les couteaux dans une plaie purulente étaient une façon de bien terminer sa journée.

[J'ai honte]

La déesse de la discorde avait parfaitement conscience et une maîtrise totale des musiciens. Depuis l’Antiquité, elle leur prêtait une attention particulière, sans doute pour amuser et exaspérer Monsieur Perfection, aka Appollon de son petit nom. Mais son emprise sur les rockers s’étaient clairement accentué à compté des années 60 et de l’âge d’or des dangers musicaux avaient vu le jour grâce à elle, lui permettant de contrer tant que faire ce peu de l’influence bien trop positive d’Eros et de ses hippies. Jim, Sid, Darby, Kurt et plus récemment Darwin l’avaient appuyé dans sa démarche. Elle n’avait pas oublié non plus les Janis, les Yoko et autres Madonna. Le plaisir dans tous ses états. Tout et tout de suite, quitte à frôler la mort chaque jour que Dieu faisait. Et le groupe de Clayton serait sans doute une médaille de plus à ses exploits. Elle le voyait dans leurs yeux. Et si certains comme Ulysse se raccrochait encore à l’illusion sommaire de l’amour éternel, il était au bord du ravin. Une pichenette et il tombait entre ses griffes.

Elle observa muette et clairement amusée à la discussion entre Clayton et Ulysse, se réjouissant intérieurement. Clayton était déjà bien sous sa coupe. Elle n’avait même pas besoin d’accentuer le trait. Il le faisait pour elle et s’agissant de convaincre son amie et membre de son groupe, elle pressentait qu’elle n’aurait même pas à s’en mêler. Elle rit doucement lorsqu’il fit mine de s’excuser pour ses propos sur les femmes mais elle lui fit signe que cela ne la gênait pas. Et pour cause ! La plupart du temps, derrière les guerres et les trahisons se dissimulait justement la personnalité d’une femme. Quoi qu’elles puissent faire ou dire, quelles que soit la manière selon laquelle les arts la représentaient, la femme était un être empli de malice et d’orage. Celles qui ne l’étaient pas n’avaient pas le moindre intérêt pour quiconque, moins encore pour leurs époux.

« Les femmes trop féminines ne valent pas mieux. Les pires sont sans doute, homme ou femme, ceux qui s’imaginent que l’amour existe. Le désir, le sexe, la satisfaction dans une relation, le danger de l’inconnu, expliquent les rapprochements des corps. Mais sincèrement ? Qui pourrait imaginer qu’un être sensé et doué de raison pourrait s’unir jusqu’à la fin de ses jours, plus d’un an, voire d’un mois, avec une seule et même personne. Le corps se lasse. Quand il n’y a plus de mystère, plus de trésor à découvrir sur l’autre, quand mes conventions sociales vous imposent de procréer ou de vous unir, de vivre ensemble, c’est une petite mort. » Elle posa sa main sur celle du musicien au cœur vraisemblablement brisé. « Ulysse, je ne te connais pas mais rien ni personne ne mérite de s’apesantir sur une rupture. Même les bêtes sont assez intelligentes pour le remarquer. Pourquoi pas toi ? »

Elle posa ensuite un regard sans équivoque à Clayton. « Oui. Et là encore une de ces conventions puérile et putride. Une femme a le droit d’être seule et ne se résume pas à un couple. Elle a autant le droit de s’amuser que les autres. On est jeune, On est beau. On vit dans la plus agréable ville du Canada. Pourquoi s’ennuyer avec un boulet que l’on traîne à chacune de nos sorties et qui nous fait la morale si l’on a le malheur de sortir sans lui ou de se laisser draguer par un parfait inconnu ? »

Elle ponctua ses propos d’un signe à l’encontre d’une serveuse pour qu’elle la serve à nouveau. Un large sourire se dessina sur ses lèvres et un éclat nouveau s’alluma dans son regard. « Mise à part traîner dans les bars étudiants à la recherche de jeunes personnes idéalistes et leur briser toutes leurs illusions une à une pour leur faire voir l’horrible vérité, je me plais à chanter dans votre groupe, non ? » Il fallait être sincère avec elle-même et les autres. Si elle aimait tant traîner avec les rockers, si elle avait adhéré à leur philosophie – pis l’avait créé – ce n’était pas pour jouer au scrabble. Et elle avait bien l’attention de s’amuser un peu. « Vous avez l’intention de vous inscrire au MusicFest ? » Elle aimait ce festival de musique. En été, Eros ne gagnait pas toujours et les festivals étaient du pain béni pour Eris et ses agents.

Eris tourna son intérêt vers Ulysse tandis qu’il se lançait dans sa diathribe inspirée. Ses yeux écarquillés ne pouvaient empêchait la lueur infiniment moqueuse et amusée qui leur donnait une teinte particulière en cet instant précis. Elle eut beaucoup de mal à ne pas s’empêcher de rire devant de telles inepties. C’était d’autant plus drôle en connaissant la vérité. Les mortels se pensaient tellement supérieurs et forts alors qu’en fait, ils n’étaient que de vulgaires jouets entre des mains divines. Même leurs émotions, on ne pouvait faire plus intime, n’était pas de leur fruit mais de l’inspiration d’un tiers quelconque et qui leur était totalement inconnu la plupart du temps. Ou se révélait être un de leur proche qu’il n’aurait jamais vu venir. La Déesse jeta un coup d’œil circulaire dans la salle pour rechercher la source de cette inspiration. Une réaction aussi forte à ses propos, pour le moins anodins, ne pouvait signifier qu’une chose. Elle était sur le terrain privé d’un agent de l’amour et ce dernier était bien décidé à ne pas laisser sa place et sa cible, même à la patronne adverse. Elle croisa finalement le regard de Marie Curie. La femme de science lui renvoya un coup d’œil sévère tandis que le sourire d’Eris s’intensifiait. La vieille sorcière scientifique pensait sincèrement pouvoir entrer en lutte avec elle ? Il n’y avait qu’Eros qui pouvait arriver à sa cheville et encore avait-il besoin d’entraînement. Le facteur humain était clairement du côté de la discorde : il lui était plus facile de haïr que d’aimer. La haine et la colère se propageait à une vitesse bien plus fulgurante que les sentiments positifs.

« Aigri, uh ? Là d’où je viens, ça s’appelle réaliste. Mais passons sur ces différences linguistiques. »

Elle haussa les épaules et reporta son attention sur Clayton. Ulysse n’était pas sa cible prioritaire, la bonne vieille Marie pouvait bien l’avoir si ça l’enchantait. Mais depuis toujours, la Discorde savait par où frapper et où attaquer. Viser le leader charismatique. Tout le reste viendrait par la suite. Comme un chaton qui dénoue une pelote de laine et emporte toutes celles attachées avec lui. Elle lui rendit son sourire et s’enthousiasma intérieurement. Sans se vanter, elle avait une jolie voix grave et la musique avait toujours été son instrument de propagation favori. Peut être parce qu’il était le terrain par excellence de l’Amour. Elle aimait à détourner chaque chose en ce bas monde.

« Ce n’est pas un problème pour l’inscription. J’ai quelques connaissances dans le milieu. » Euphémisme. Elle trépigna d’amusement sur place tandis qu’ils invoquèrent l’idée d’une mutinerie au sein du groupe afin de prendre le pouvoir et de régner en maître absolu. Ils savaient assurément parler aux femmes, du moins à ce genre de femme.

Elle sursauta alors que le propriétaire du bar les interrompit. Surprise, elle observa autour d’eux et constata, qu’en effet, ils étaient les derniers clients des lieux. Le temps passait toujours à une allure vertigineuse lorsqu’on était bien accompagné. Elle récupéra ses affaires et les suivit dans la rue, récupérant le numéro de téléphone de Clay. Une lueur de malinité alluma son regard azur tandis que Clay la gratifiait d’un baiser sur la joue et filait dans le taxi avec Jordan. Elle l’aimait bien ce sympathique gay. Il avait tout pour lui plaire après tout : une conception flexible de la fidélité, une tendance à papilloner un peu partout et une idée de l’amour kleenex. Il était par ailleurs drôle, séduisant et cynique. Une recrue de choix. Par la suite, à son décès, elle serait même ravie de l’accueillir à son agence. Mais pour ça, il devait vivre une grande histoire d’amour et visiblement, elle n’en avait pas du tout l’intention.

Elle fit signe aux deux musiciens tandis que la voiture s’éloignait dans la nuit qui couvrait la paisible Vancouver. Elle resta sans bouger quelques instants avant de se décider à rentrer chez elle à pied. Elle ne vivait pas très loin et ce n’était pas comme si elle pourrait craindre une quelconque agression. En chemin, elle attrapa son téléphone portable et composa le numéro récemment acquis.

« Clay ? » renifla-t-elle comme une fille qui avait besoin de réconfort avant de reprendre de manière plus sérieuse après un lourd silence. « Embittered Harvest ? Ca vous dit comme nom ? »

Elle allait aimer cette nouvelle relation dans son entourage. Pas sûr que l’Amour soit du même avis cependant.

[je verrouille. on s'en referra un ma cerise. ]