Stop for a minute [free]

« Putain de nuit! »

Ca n'était pas le genre d'Eros de jurer pour rien. Il était plutôt du genre à flatter, sortir des mots tout doux et ouatés de bonnes intentions. Mais cette fois, le cas était particulièrement exceptionnel. Alors zut, tant pis, après tout il était un dieu et quand on est un dieu, on a le droit de tout se permettre. Et on peut même renier sa nature une demie-seconde le temps d'être malhonnête. God is god.

Il sortit une cigarette de sa poche et mit un certain temps avant de parvenir à faire fonctionner son briquet, ce qui ne fit que renforcer son agacement. Il pesta jusqu'à parvenir à allumer la dose de nicotine et tira une longue bouffée salvatrice. Enfin, la journée risquait peut-être de bien commencer. Il n'avait pas dormi de la nuit à cause de cette urgence soulignée par Marilyn - et elle avait bien fait. Adolescent suicidaire, désespéré, pleurs plaintifs, tentative de taillade de veine avec ciseaux puis couteau. Longue, longue soirée. Saleté d'Eris. Un agent avait été sur le coup, il en était sûr. Bref, situation gérée, adolescent rentré à la maison, parents rassurés. Tout était bien qui finissait bien.

Sauf qu'il avait été réveillé à deux heures du matin, qu'il avait dû se dépêcher d'intervenir et qu'il était actuellement sept heures du matin. Autant dire que s'il rentrait chez lui, il s'écroulerait de sommeil avant d'avoir eu le temps de réaliser ce qui se passait. Et il se serait bien offert une matinée de congés, mais il avait une réunion plutôt importante ce matin, alors... Il enchaînerait. Tant pis s'il était épuisé et qu'il avait été choqué par son propre reflet dans la vitre. Son visage était mangé par des cernes violacées qui ne lui allaient pas à ravir et il avait l'air d'un drogué des bas quartiers de Vancouver. Mais soit. Il ferait avec.

Il choisit donc d'investir le Morning Glory Café avant de prendre la direction du bureau, parce qu'il avait vraiment besoin de caféine pour tenir le coup. Il prévoyait déjà de rentrer dès le midi chez lui pour entamer une longue sieste qui se prolongerait sûrement toute la nuit, mais en attendant, il faudrait bien tenir le choc. Sur l'Olympe, ça n'arrivait jamais ce genre de choses. Fichu corps de mortel.

En entrant dans le lieu qu'il affectionnait particulièrement, il réalisa qu'il était le premier client. Pas mal. Il commanda son habituel cappucino et une assiette de viennoiseries et profita du calme ambiant pour discuter avec Emma, la charmante serveuse qui ne semblait pas spécialement attiré par son aura et appréciait faire la conversation avec lui. Elle lui parla de son petit ami, Charlie, il en profita pour détecter une légère appréhension de sa part et la résolu en un clin d'oeil à coup d'ondes positives. Travail non-stop pour Eros, comme toujours.

Lorsque la foule commença à débarquer, Eros céda sa place et s'installa à une table libre. Il se laissa submerger par ses pensées, malgré la fatigue, et tandis qu'il trempait ses lèvres dans son cappucino encore brûlant, il ne trouvait aucune solution pour résoudre l'impossible. Il aimait Eris. Il aimait Alex. Il aimait l'un plus que l'autre, et pour cause. Il ne voulait pas perdre l'autre. Bordel, il était le dieu de l'amour et il n'avait aucune solution! La vie était tellement plus simple lorsqu'Eris le repoussait... Et pourtant, il n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il était près d'elle. Oh, situation paradoxale...

Elle retira lentement la cigarette de ses lèvres encore rouges de baisers. Son regard évitait obstinément celui de son amant, et elle croisait les bras pour ne pas qu’il voit qu’elle tremblait. Elle devait partir au plus vite. C’était du suicide que de rester ici. Elle n’aurait jamais dû. Elle se leva brusquement et entreprit de s’habiller.

« Tu n’es pas obligée de faire ça.
- Ouais, bah on s’en reparlera quand Eris ne sera plus ma patronne et qu’Eros ne sera plus le tiens.
- … Cléo.
- Garde cette crise pour toi, Marc. On a pas besoin d’amour, ni de violence ce soir. On s’est amusé et c’est tout.
- … Et c’est tout. »

Elle fixa son regard dans ses yeux noisette, et le regarda enfiler cette chemise blanche. Elle avait du travail à faire. Elle regarda son cellulaire, vit les quelques appels manqués et regarda l’heure. Elle était en retard. Il était presque 1h30 du matin. Allez hop! Samuel l’attendait.

[…]

Son œuvre fut anéantie par le dieu de l’Amour lui-même. Elle avait déversé sur ce jeune adolescent toute sa colère, et elle s’avoua par la suite qu’elle y était probablement allée trop fort. Elle ne dirait jamais ça à sa patronne, évidemment, qui devait savourer le moment comme on savoure un bon vin. Son intention n’avait pas été au départ d’être aussi crue avec le jeune. Habituellement, elle encourageait les jeunes à l’individualisme, elle les détournait de l’amour pour les autres pour aller vers un amour plus égoïste. Elle leur susurrait des rêves de grandeur dans lesquels il n’y avait pas de place pour un partenaire. Cléopâtre leur donnait de l’ambition, elle les formait pour être de grands hommes.

Elle s’était habillement cachée lorsque le grand Eros était arrivé en panique. Marilyn n’avait pas fait le poids, mais lui le ferait. C’était ça qu’il fallait pour sauver la vie d’un individu. Elle reteint un grognement et retourna chez elle. Elle devait aller chercher Narcisse le lendemain. Enfin, dans quelques heures. Elle soupira.

[…]

Elle entra dans le petit café, les traits plus légèrement tirés qu’à l’habitude. Elle regarda sa montre. Il lui restait une heure avant de pouvoir afficher son air de bras droit de la déesse de la Discorde. Mais pour le moment, elle prendrait son café tranquillement. C’était Emma en arrière du comptoir et elle eut un léger sourire. C’était sa préférée. Elle mit ses longs cheveux noirs derrière ses oreilles, et enleva ses gants de cuir blanc afin de payer son lattè. Il n’y avait pas trop foule, elle était juste. Elle se tourna vers la salle, et se retint de briser la tasse qu’elle tenait. Elle s’avança vers lui et s’assit à sa table, tranquillement. Elle se drapa dans sa veste de laine et le regarda.

« Bon travail cette nuit, Eros. Mais cette mine ne te va pas très bien. Je crois que j’ai du fond de teint à quelque part … Hmmm. »

Elle se mit à chercher dans son sac à main. Un soupire l’arrêta néanmoins. Elle tourna un air surpris vers le dieu de l’amour.

« Bah quoi. J’essaie d’être gentille. »

Eros était définitivement perdu dans ses pensées. Il était complètement indifférente au balai matinal qui se jouait dans la café. Aucune solution qui contenterait les trois partis ne lui venait en tête. Il savait d'ailleurs pertinemment qu'il n'y en avait pas. Mais il continuait à se retourner l'esprit dans tous les sens pour y parvenir. Un instant il avait songé en parler à Tristan. C'était son meilleur ami, un brillant agent, et un psychiatre qui plus est. Mais il refusait d'impliquer qui que ce soit dans cette affaire. Il avait aussi un peu peur d'entendre la vérité. Il avait déjà retourné dans sa tête les différentes options et une seule lui paraissait envisageable. Il ne pouvait pas la perdre. Pas après tout ce temps passé sans elle. Il fallait dire adieu à ce voleur à la manque, rayer ainsi toutes ses années d'efforts acharnés pour parvenir à lui faire avouer des débuts de sentiments. La suite était toute tracée. Il ferait le fier, nierait être blessé et s'enfuirait comme il le faisait toujours mais cette fois, définitivement. Et il briserait à nouveau les coeurs alentours et ne se laisserait plus jamais avoir par l'Amour. Eros perdrait une cible, mais surtout son amant. Pour celle qui, il le savait, se lasserait un jour et le laisserait tomber pour encore quelques siècles. Mais il ne pouvait se résoudre à ne pas tenter sa chance. Surtout si c'était pour être avec un mortel.

Une voix le sortit de ses pensées. Il leva les yeux quand il reconnut l'intonation ironique de son interlocutrice. Bien évidemment, qui d'autre aurait pu s'assoir en face de lui en ce si beau matin, comme si de rien n'était, et lui prendre la tête alors que la journée ne faisait que commencer. Il ne put retenir un soupir las. Gentille? Gentil n'a qu'un oeil.


« Cleopatra... J'ai du mal à croire que c'était toi hier soir. Je t'ai connue tellement plus raffinée, plus subtile. Je croyais que tu étais une reine, pas un boucher. »

Entre Eros et Cleopatre, c'était une longue histoire. Il la connaissait assez bien, en tant que bras droit d'Eris, et ils se détestaient tout à fait cordialement. Et il savait bien la vanité de l'ancienne souveraine. Il doutait donc que la comparaison lui fasse plaisir, mais s'en amusait bien en tout cas. Son dédain l'avait agacé, qu'elle accepte le revers de veste.

Mais surtout, Eros connaissait bien Cleopatre avant même qu'elle ne soupçonne son existence. A l'époque, elle était plus portée sur les hybrides d'humains à tête d'animaux, Isis, Osiris et autres noms en -is. Non non, même pas encore celui d'Eris. Eros avait suivi le parcours de la reine avec attention. D'abord, Jules César. Pas de grandes étincelles, juste d'énormes ambitions. Eris, avec le coup d'état, avait réglé les choses en un bain de sang. Puis Marc-Antoine. Eros avait bien maîtrisé la chose au début, et puis finalement, l'histoire s'était mal terminée. C'était une belle histoire d'amour, une de celles qui donnent envie de venir chez Aeternam. Et puis non. Elle était allée chez l'ennemie. Le dieu de l'amour avait été déçue, mais avait finalement pris Marc-Antoine sous son aile. Il était doué. Très doué. Surtout pour les cas récalcitrants. Il fallait bien avouer qu'après avoir vécu des années avec la sulfureuse reine d'Egypte, il n'était plus à ça près.

En bref, Eros avait eu de grands espoirs en Cleopatre et si elle avait marqué l'histoire des mortels, elle l'avait déçue en choisissant la mauvaise agence. Il avait eu une once d'affection pour elle au début et puis, finalement, cette garce avait définitivement basculé pour la discorde. Celle là même qui avait détruit la fin de sa relation avec Marc-Antoine. Eros s'était souvent demandé si Cleopatre le haïssait parce qu'il portait le même nom que l'esclave qui lui avait annoncé le sort funeste de Marc-Antoine. Il n'avait jamais su.


« Franchement, implanter des idées suicidaires chez un adolescent, j'ai déjà vu plus original. Même pas de quoi faire déplacer Marc-Antoine. »

Il trempa à nouveau ses lèvres dans son café un peu moins chaud et s'adossa tranquillement à sa chaise. Oh, une petite joute verbale de bon matin finalement, ça ne pouvait que le réveiller.

Elle observa ses traits fatigués alors qu’il sortait de ses rêveries. À chaque fois qu’ils se croisaient, elle ne pouvait s’empêcher de l’évaluer. Il était toujours aussi grand, aussi mince, aussi élégant et aussi perdu. Une once de malice vint s’insinuer au bout de ses lèvres rouges alors qu’il prononçait les paroles provocantes.

« Cleopatra... J'ai du mal à croire que c'était toi hier soir. Je t'ai connue tellement plus raffinée, plus subtile. Je croyais que tu étais une reine, pas un boucher. »

Les paroles du dieu de l’Amour vinrent la percuter de plein fouet, mais l’ancienne Reine d’Égypte n’en laissa rien paraître. Il ne fallait pas qu’elle tombe dans son petit jeu, elle n’allait pas monter sur ses grands chevaux ce matin. Elle le fixa de son regard noir, le sourire toujours présent sur ses lèvres. C’était drôle de voir comment les événements qui se déroulaient présentement dans le ténébreux triangle amoureux affectaient Eros et Eris. Les voir ainsi, agressifs, irritables et torturés; elle s’en délectait. Mais Cléopâtre ne riait pas du malheur de sa patronne, au contraire. Simplement, un plan commençait à se forger dans sa tête. Elle avait prononcé les mots silencieux en compagnie de Marc Antoine, qui ne devait que penser à cela au moment où elle était assise devant son patron.

« Eros. Voyons, d’aussi dures insultes dans une si jolie bouche, c’est très regrettable. »

Quoi, personne ne pouvait le nier que ce dieu avait du charme. Il était probablement l’inventeur du charme, quoi. Cependant, elle n’avait jamais été attirée par lui, au niveau physique et intellectuel. Elle se savait maîtresse d’un seul homme, et ça lui suffisait. Elle savait que si Eros apprenait sur la vie amoureuse présente de la Reine, il rigolerait et lui ferait encore remarquer combien elle aurait dû être chez Aeternam. Mais si elle l’avait été, Antoine s’en serait allé chez Eris? Pas question. Il n’était pas question qu’Eris touche à sa douce moitié, qu’elle la perfidie et l’influence. Elle aimait Antoine dans cette douceur qui l’avait toujours caractérisée.

« Et puis, à la guerre comme à la guerre. N’est-ce pas cela qu’Eris et toi vous nous avez enseigné au cours de ces derniers siècles? »

Elle leva un sourcil, satisfaite de l’air renfrogné du dieu de l’Amour.

« Et puis, le petit Samuel pouvait en prendre. Il faut que tu aies un peu plus confiance en ces jeunes.
- Franchement, implanter des idées suicidaires chez un adolescent, j'ai déjà vu plus original. Même pas de quoi faire déplacer Marc-Antoine. »

L’égyptienne soupira. Pourquoi fallait-il qu’il ramène Marc Antoine? Probablement parce qu’il ne savait pas que c’était de sa faute si elle s’était déchargée sur ce pauvre enfant. Elle se promit de l’aider plus tard, et de retourner voir son état. En sous-marin, en cachette, en secret, sans le dire à personne.

« Mais assez pour qu’Eros en personne se déplace. Je ne te savais pas avec si peu d’estime de toi-même, Ô Eros, grand dieu de l’Amour. » Elle eut un léger sourire moqueur. « Marc Antoine s’occupe de plus gros cas, tandis que toi tu récoltes les petits incidents de banlieue. C’est triste. »

Elle serra son gilet de laine sur elle en sentant un vague courant d’air d’hiver. Elle prit une gorgée de café en observant le dieu de l’Amour.

« Ce n’est pas de ta faute, j’imagine. Faire face à deux amants en colère, ça doit être particulièrement difficile pour le moral. Je sympathise, sincèrement. Je n’aimerais pas être prise dans les filets d’Eris. »